• vide

    Les morts n'ont plus rien dans la tête; leur chair est pleine d'espoirs non atteints, de fantasmes non réalisés. La mémoire que l'on a d'eux devient définitive et leur vie passée se réduit comme peau de chagrin aux seuls faits accomplis et à la trace qu'ils ont laissé. L'arrière plan que formaient leurs rêves et leurs réflexions, leurs sentiments et leurs émotions, s'est dissous pour ne laisser que de la matérialité qui elle-même n'en a plus pour longtemps.



    Quand ma mère fut écrasée par une ambulance conduite trop vite par un chauffeur ivre, mon père et moi nous sommes rendus à la morgue. C'était le lendemain, ce qui m'avait déjà semblé un abandon terrible comme de laisser un enfant pleurer seul toute une nuit.



    Son corps n'avait pas encore été préparé pour les funérailles. Elle était là, gisant sur une banquette où on venait de la déposer après l'avoir sortie de son tiroir, pull arraché, seins obscènement répandus, dents sautées, entraînées par l'appareil de contention qu'elle portait depuis peu, membres curieusement disposés comme si chacun d'eux avait été brisé  puis redisposés par ceux qui l'avaient ramassée puis menée là. Ce qui m'a soulagée et tout en même temps terrifiée, c'était qu'elle n'était déjà plus là.



    Son visage trahissait une surprise intense et une innocence totale. Elle ne l'avait pas fait exprès de traverser ainsi en dépit de ce véhicule qui se précipitait vers elle et elle n'en revenait pas d'avoir été ainsi emportée. Je l'avais toujours ressentie comme une enfant non grandie et la dernière expression que je pouvais lire encore sur sa figure me le confirmait. Et je savais désormais que son histoire était finie que plus rien ne s'y ajouterait, ni voyages, ni toilettes, ni amants, ni rires. Tout ce qui aurait pu être, n'était pas. Et ainsi qu'elle me l'avait dit elle-même peu de jours auparavant: "je me sens si peu de chose, j'ai si peu vécu, je pensais faire tant et je n'ai rien fait." J'avais alors tenté d'en rire et ainsi de la consoler en lui montrant son ineptie, tous les détails de sa vie qu'elle oubliait, tout ce qu'elle pouvait encore accomplir à 43 ans. Mais elle avait souri en hochant la tête et ne m'avait pas répondu.



    Et là, pour cette visite sans apprêt, son corps était déjà une coquille vide d'où elle avait été éjectée en un instant. Peut-être était-elle venue chercher du secours vers nous mais je ne le pensais pas ici. Durant le bref coma, alors qu'elle était ainsi pantelante sur la chaussée, et que les secours eussent pu la sauver s'ils étaient arrivés à temps, elle s'était peut-être volontairement encore éloignée de ce corps désormais trop blessé, attirée par autre chose qui venait à elle. Son corps avait peut-être tenu bon une dizaine de minutes, pas davantage, nous avait dit un médecin. Je ne pouvais m'empêcher de penser qu'elle ne l'y avait pas aidé.



    L'idée constante de la mort a de curieuses conséquences car tantôt elle vous indique combien tout est vain, tantôt au contraire, que seuls, les actes comptent tout au moins pour cette vie d'ici, telle que nous pouvons la mener et la contempler.



    J'aimerais dire à mes enfants, aimez votre vie, utilisez-là pour ressentir tout ce qui peut l'être, construisez-là pour faire tout ce qui peut être fait. Chaque vie est si courte.



    Mais je ne le fais pas ni ne leur montre l'exemple. C'est que pour les vivants, le temps s'étire et avec lui le rêve qui dispose de choix infinis et répugne à l'action qui le limite.


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